Sigrid est parée. Les cheveux nattés, serrés tout contre son crâne. Les oreilles ornées d’étincelles, reflétant la lumière éthérée des chandeliers. La robe caressant ses courbes, faite sur mesure par un grand styliste. Ses bras et son décolleté dénudés, les premiers soulignés par ses tatouages claniques, le deuxième par la facture de sa robe émeraude.
Mais Sigrid n’en a que faire. Elle ne se complait pas dans ce faste. L’apparence n’est qu’une infime pièce dans le puzzle dangereux des soirées mondaines, dans la toile tissée de l’aristocratie. Un artifice parmi tant d’autre. Un moyen de séduire et de plaire, et par-dessus tout de dissimuler.
Elle, n’a rien à cacher. Contrairement à d’autres.
Circonspecte, elle observe les sans-pouvoirs installant le bouquet immense qu’elle a fait amener avec elle. Une commande de l’ambassadeur. Comme tous les soirs. Il détone, parmi les illusions. Tout du moins pour son œil d’experte. Car là où les pâles copies sont ternes, moroses, manquent de parfum et de volupté, ses fleurs sont chatoyantes. Elles racontent une histoire, façonnée avec minutie par chaque pétale. Un sourire, au coin des lèvres de Sigrid. Evènement rare.
Lorsqu’elle se tourne pour analyser la salle, son regard est immédiatement happé par une fourrure. Son cœur, arrêté net. Ses yeux, qui s’écarquillent. Sa mère est là. Pompeuse. Apprêtée. Un sourire aux lèvres. Et sur son dos, le cadavre d’une Bête.
Sigrid tressaille. Son souffle se coupe. Elle serre le poing pour se recentrer. Sa mère ne viendra pas lui parler. Elle ne le fait jamais. Quant à son père, cela fait longtemps qu’il ne vient plus aux soirées mondaines.
Et pourtant, juste là, sous sa peau, elle sent son pouvoir qui s’agite.
Besoin d’air. Sigrid se tourne. Se dirige vers le balcon. Elle esquive les aristocrates qui tentent de l’aborder avec un sourire poli, trop peut-être pour la situation. S’excuse auprès d’un domestique qu’elle manque de bousculer, dans sa hâte. Entend un rire moqueur dans son dos. Dans d’autres circonstances, elle n’aurait pas manqué de répliquer. Mais sa tête chavire, et son cœur refuse de se desserrer.
Une inspiration. Puis une autre. Encore et encore. L’air de la nuit est frais. Même les illusions atteignent parfois leurs limites. Le balcon, peu fréquenté si tôt dans la soirée, est sur le fil du rasoir. Mais si Sigrid tremble encore légèrement, ce n’est pas de froid.
Elle lève la tête vers les étoiles. Constantes. Et pourtant en changement perpétuel, tandis que la Citacielle poursuit son orbite. Elle voudrait leur adresser un vœu. Mais elle ne sait lequel. Alors elle se contente de les admirer, son regard plongé dans un petit bout d’éternité.
Ce soir l'Ambassadeur reçoit. Et comme chaque soir le nectar coule à flot, le luxe chatoie en cascades de richesses et coquetteries et les conversations fleurissent telles des roses empoissonnées. Comme chaque soir, le Chroniqueur écoute et observe, naviguant entre les corps et les problèmes à l'instar d'un capitaine aguerri. Son regard azurs ne perd aucune miette mais il écoute plus encore : car ce soir le Maître est à la recherche de rumeurs. Elles sont, en ce moment, très en vogue et fort chères payées par les partisans tout autant que les détracteurs d'Augustin. Il a regretté de ne pas posséder d'yeux dans le dos afin d'englober toute la salle lorsqu'il a serrer la main de l'Hôte très controversé : les réactions sont révélatrices pour celui qui sait regarder. Mais Ezhekiel n'est pas de ces obsessionnels du travail et ses yeux se gorgent d'autres merveilles : comme le somptueux bouquet aussi odorant que plantureux portant la signature très particulière de Sigrid. Un instant plus tard il reconnait la délicieuse fleuriste de glace. Aucun intérêt particulier, le bal regorge d'une multitude de personnes connues et bien plus importants. Mais le trouble sur son visage d'habitude si lisse pique sa curiosité maladive alors qu'il suit le regard voilé de Sigrid jusqu'à une femme présentant une ressemblance très parlante que le Chroniqueur identifie comme sa mère. Affaire de famille donc. Affaire de Dragons. Affaire intéressante. Le temps d'un sourire carnassier et la fleuriste a disparu. Quelques instants avant de la retrouver sur le balcon, le regard perdu dans les étoiles muettes et distantes. Silencieux, le Maître des Rumeurs se fond dans les ombres qu'il aime tant et s'approche, sourire joueur aux lèvres : la perspective de surprendre la belle de glace est bien trop tentante.
« Attendez-vous une réponse ou les jalousez-vous ? Vous n'avez pourtant pas à pâlir devant leur beauté froide, la votre est aussi saisissante, Sigrid. »
Le miel, toujours. Il connait déjà la suite de leur échange, c'est devenu un petit jeu à chacune de leur rencontre. Mais cela n'enlève rien au plaisir de cet amusement pour Ezhekiel. Nonchalamment adossé à la rambarde, les mains dans les poches de son costume simple mais élégant, il la fixe par dessous ses cils interminables, son habituel sourire aux coins de ses lèvres ourlées.
La voix de velours, toujours. Familière. Elle se tourne vers lui. Elle ne l’a pas entendu approcher. Mais il ferait un bien piètre maître des rumeurs, si cela avait été le cas.
- Ha, Ezhekiel.
Il est adossé à la rambarde. Nonchalant. Presque distant, malgré le sourire qui joue sur ses lèvres. Sigrid n’est pas dupe. Elle sait que ses compliments sont vides. Ils ont toujours sonné creux.
- Vous m’excuserez, mais je crois ne pas être d’humeur à jouer à ce petit jeu, ce soir.
Est-ce la fatigue ? L’oppression constante des soirées mondaines ? Craque-t-elle finalement, sous le poids de ce masque qu’elle porte en permanence ?
S’apercevant qu’elle vient de révéler une faiblesse – minuscule, infime, et pourtant suffisante pour que l’homme s’en serve, pour qu’il s’infiltre et la détruise de l’intérieur – Sigrid se redresse, se raidit. Reprend leur danse chorégraphiée, des mouvements qu’ils ont appris au fil des mois, et qu’ils exécutent maintenant avec brio, sans l’ombre d’un faux pas.
- Mais je suis surprise de ne point vous trouver au bras de l’une de vos conquêtes. Ma dernière création n’a-t-elle donc pas plu ?
Terrain sûr. Et habituel. Depuis leur première rencontre, pour entrer en contact avec un fournisseur de Belisama, Sigrid n’a croisé Ezhekiel que lorsqu’il cherchait de quoi courtiser une femme. Mais elle sait que derrière son apparence de coureur de jupons se cache plus profond. Et cela l’effraie d’autant plus. Elle n’avouera jamais que cela la fascine aussi. Il y prendrait trop plaisir.
Un léger frémissement, imperceptible pour d'autres yeux, mais bien présent pour Ezhekiel qui se délecte de son effet de surprise. La réponse est aussi glaciale que prévue, bien que l'on pourrait y déceler une pointe de mépris et... De lassitude ? La suite le confirme et le sourire au coin des lèvres prend une teinte narquoise. L'armure de glace semble ébréchée, c'est minuscule et vite recouvert mais c'est bien là et le Maître des Rumeurs a eu le temps de la voir. Il soupçonne le drame familial identifié plus tôt d'en être la cause mais pas d'impatience : il a encore toute la soirée pour s'y engouffrer et fouiller sans pitié cette faille. Cette faiblesse. En attendant, Sigrid a déjà remis en place son armure de diamants lisses et infranchissables, détournant habilement la conversation vers un sujet balisé. Sage décision. Le sourire devient nonchalant et un brin charmeur alors qu'Ezhekiel prend le temps de s'allumer une cigarette.
« Vos créations suscitent toujours les plus beaux émois mais je préfère me diversifier. Cela serait une honte de courtiser une seule fleur et de délaisser toutes les autres, vous ne pensez pas ? »
Sourire clairement charmeur et équivoque vers la fleuriste de glace.
« J'aurais d'ailleurs grand plaisir à vous courtiser, Sigrid, si vous abaissiez vos épines de glace. Vous seriez entre des mains douces et expertes, je vous le garantis. »
Le jeu continue, il connait déjà la réponse, mais le jeu est toujours amusant et Ezhekiel n'est pas de ceux à renoncer ou mal accueillir un refus. C'est ce qui rend le tout si excitant.
La vision est exquise. Les écailles chatoyantes. Les pétales irisés d’un rouge passionnel. Mais gare à qui s’y frottera. La douleur est double : le venin du serpent, et le piquant des épines. Malgré toutes ses belles paroles, et son sourire enjôleur, Ezhekiel est dangereux. Sigrid ne s’y risquera pas.
- J'aurais d'ailleurs grand plaisir à vous courtiser, Sigrid, si vous abaissiez vos épines de glace. Vous seriez entre des mains douces et expertes, je vous le garantis.
Sigrid sourit. Ce chemin aussi, ils l’ont arpenté de nombreuses fois déjà. Cela se finit toujours de la même manière. Plus un divertissement qu’autre chose dorénavant. Une façon de se saluer, comme une poignée de main, ou une accolade. La leur est juste un peu particulière. Mais qu’est ce qui ne l’est pas, au Pôle ?
Des gloussements, dans leur dos. D’un coup d’œil, Sigrid aperçoit un groupe de demoiselles empourprées qui ricane, toute leur attention transfixée sur l’homme qui se tient à ses côtés. Si elle n’avait pas s’y peur d’y laisser des plumes, Sigrid se serait sans doute rapprochée d’Ezhekiel, pour apercevoir la jalousie et la mortification tourner leurs minauderies au ridicule.
- Je crois que le reste du bouquet vous attend déjà, répond-elle, suave, repoussant une mèche volage derrière son oreille.
Rafraîchissant. Elle ne s’en serait pas doutée. Pourtant, après avoir entrevu sa mère, la présence du maître des rumeurs semble l’apaiser. Un brin de normalité dans un océan déchainé. Et étrangement, elle ne désire pas que cela s’interrompe si vite.
- Mais vous deviez bien avoir autre chose derrière la tête pour venir me conter fleurette ce soir, très cher.
Elle lui coule un regard mi-amusé, mi-curieux. Elle n’est pas sans savoir qu’il se repaît de toute information. Mais elle aussi est curieuse. Elle a besoin d’une rumeur, d’une information croustillante pour lui remettre les pieds sur terre. Lui permettre de penser à autre chose qu’aux souvenirs qui s’échinent à refaire surface.
Un sourire sur le masque de glace et Ezhekiel se sent l'homme le plus victorieux de la soirée de l'avoir fait éclore sur les lèvres de la fleuriste de glace. Leur joute aussi piquante qu'agréable est interrompue par les gloussements de jeunes filles rougissantes, les cils papillonnant vers l'éphèbe qui ne manque pas de leur adresser un sourire charmeur et un salut aussi charmant qu'impertinent. L'audace élégante arrache de plus grands gloussements et leurs corps chatoyant de bijoux trépignent d'excitation à peine contenue. Sigrid l'invite à disposer et rejoindre le groupe d'admiratrices mais il décline d'un :
« J'ai toute la soirée encore pour aller butiner. »
Un clin d’œil à l'adresse des demoiselles dont il distinguerait presque les dessous s'humidifier sous la force de leur émoi. Une bouffée tirée sur sa cigarette puis relâchée dans la fraîcheur de la nuit avant que la Dragonne ne happe de nouveau son attention. Il répond à son regard par un sourire sur le même ton et hausse les épaules d'une fausse innocence nonchalante.
« Je ne peux rien vous cacher ma chère Sigrid. Vous savez à quel point j'apprécie connaître le Pôle et ses habitants et vous ne saurez ignorer ce qui agite tout cela dernièrement. »
Il sera toujours temps de creuser du côté familial un peu plus tard. Peut-être lorsque sa glace aura quelque peu fondue sous le feu de l'alcool. Un claquement de doigts et un domestique apparaît, portant un plateau couvert de coupes de cristal remplies de nectars délicieux. Ezhekiel en saisit deux et le domestique disparaît sans attendre un signe.
« Trinquons voulez-vous, en lui tendant une coupe. A la beauté froide de la plus belle des étoiles. »
Un clin d’œil, le cristal levé vers les astres puis porté à ses lèvres ourlées.
Crasse. Mais pas surprenant. Sigrid ne parvient pas à se retenir de rouler des yeux face à sa remarque.
- Je ne peux rien vous cacher ma chère Sigrid. Vous savez à quel point j'apprécie connaître le Pôle et ses habitants et vous ne saurez ignorer ce qui agite tout cela dernièrement.
Apprécier est un bel euphémisme, en ce qui le concerne. Il se délecte. Il se repait. Il profite et use et abuse. C’est ce qui fait qui il est. Son danger tout autant que son charme magnétique.
Avant qu’elle ait le temps de répondre, Ezhekiel fait mander deux coupes. S’en saisit. Lui en tend une. Sigrid accepte la sienne avec un demi sourire et un regard suspicieux, sous ses cils. Elle trinque. Mais elle ne lui fait pas le plaisir de répondre, ou même de se montrer impressionnée. Pour chaque compliment qui sort de sa bouche, Ezhekiel semble réciter un texte appris par cœur. Sans valeur.
Sigrid trempe ses lèvres dans le breuvage. En boit une gorgée. Pas plus. Le Pôle, et ses parents, lui ont appris la parcimonie. Surtout en matière d’alcool. Et elle n’est pas sans se douter que le maître des rumeurs a quelque chose derrière la tête.
Elle repose son verre sur la rambarde. S’y accoude. Et si elle cambre un peu le dos, étend un peu sa nuque lorsqu’elle regarde Ezhekiel, personne n’est là pour le lui reprocher.
- Eclairez donc mes lanternes, très cher. Je suis sûre que vous en mourrez d’envie.
Ce n’est un secret pour personne. L’agitation au Pôle, et surtout au Clair-de-Lune. Les rumeurs. Le tumulte autour de l’ambassadeur, et les tensions qui en découlent.
Sont-elles l’œuvre d’Ezhekiel lui-même ? Si c’est le cas, il s’en vantera sans aucun doute. Sigrid vient de lui laisser une ouverture magnifique.
Rien n'échappe à son regard azur. Tout est soigneusement décortiqué, analysé, enregistré dans un compartiment de son Palais Mémoriel pour être encore décortiqué et analysé plus tard. Le roulement de ses yeux gris, la seule et unique gorgée de nectar - encore une sage décision - la cambrure discrète mais délicieuse qu'elle imprime à son corps galbé. Une étincelle passe dans le regard du jeune homme, fugace mais flamboyante d'appréciation et de désir. Plus tard. En attendant, celle que l'on dit frigide sait comment attiser le Maître des Rumeurs qui prend le temps de siroter son verre puis de tirer sur sa cigarette, ménageant son effet. Enfin il lâche, aussi nonchalant que si il parlait de la météo immobile du Pôle :
« Les rumeurs sur l'Ambassadeur sont tout à fait troublantes, ne trouvez-vous pas ? Un personnage de ce genre... Vraiment. »
Flou, vague, laissant la porte ouverte à n'importe quelle réponse et tendant juste assez la main pour inviter à s'y engouffrer. Mais il sait, et elle lui a prouvé depuis le début de leur conversation, que Sigrid est très prudente. Tant mieux pour elle. Cela ne sera qu'un léger contre-temps pour le Maître des Rumeurs qui ne se dévoile jamais vraiment.
Un regard changeant. Une lueur. Brève. Trop pour qu’elle ne puisse l’interpréter.
Il y a quelque chose chez le maître des rumeurs ce soir. Chez eux deux, peut-être. Est-ce l’atmosphère de la soirée, décomplexée, contrairement à son magasin habituellement guindé ? Est-ce son propre esprit, qui hurle dans son crâne, pour s’échapper, pour s’enivrer ? Elle n’est pas certaine.
- Les rumeurs sur l'Ambassadeur sont tout à fait troublantes, ne trouvez-vous pas ? Un personnage de ce genre... Vraiment.
Les mots sont lâchés avec une nonchalance calculée. Une perche tendue. Presque un peu trop grossière, venant d’Ezhekiel. Mais Sigrid est prête à la saisir. Juste pour ce soir.
Mais la fête se rappelle à elle. Trop d’oreilles tendues. Trop de personnes plus influentes qu’Ezhekiel, bien plus influentes qu’elle. Trop de risques. Sigrid n’en a jamais eu le goût.
Alors elle lance un regard vers les jardins, couverts du somptueux manteau du Clair-de-Lune. Sombres et sobres. Et surtout isolés.
- Marchons un peu, voulez-vous ? dit-elle, lançant un regard à Ezhekiel par-dessus son épaule.
Un regard qu’elle veut enjôleur. Peut-être échoue-t-elle. Il n’est pas vraiment pour lui, de toute façon. Mais pour les regards qu’elle sent dans son dos.
Sigrid se donne en spectacle. Elle espère être convaincante dans le rôle qu’elle joue. Quelles seront les rumeurs, sur sa rencontre d’un soir, demain ? Quelqu’un en aura-t-il cure ? Ezhekiel se fera-t-il un malin plaisir à manipuler le faux, à enflammer les foules ?
Elle n’attend pas de savoir s’il la suit pour descendre. Quelques marches. Du gravier sous ses pieds. Et tout autour, les buissons et les arbrisseaux. Pâles illusions. Mais vision toujours plus séduisante que celle de la salle de l’Ambassade, bondée. Et permettant de retenir son regard de trop s’attarder sur son vis-à-vis. Les yeux trahissent.
- Je ne suis pas si versée dans les derniers ragots du Pôle, croyez-le ou non, avoue-t-elle.
Elle jette un coup d’œil en arrière.
- Contrairement à vous. Tout ce que je sais, c’est que l’Ambassadeur n’est pas la coqueluche du peuple, ces derniers temps. Pourquoi et comment reste un mystère. Peut-être l’un que vous pourriez m’aider à élucider ?
Une douce brise, contre sa peau nue. Sigrid frissonne.
Ce n’est rien, comparé aux froids polaires des terres sauvages. Mais cela fait plusieurs années que Sigrid les a quittées, sans regarder en arrière un instant. Cosy, dans son magasin, elle a oublié qu’elle n’était pas la seule à avoir des griffes.
D’un frottement contre ses bras, sur lesquels serpentent ses tatouages, elle fait disparaître sa chaire de poule. Elle a vécu bien pire. Ce ne sont pas les jardins de l’Ambassade qui la transiront jusqu’à l’os.
Elle paraît prête à saisir la main et il s'étonne de cette facilité. Mais Sigrid reste fidèle à elle-même, au moins un peu, et se ravise en l'invitant à se perdre dans le jardin labyrinthique. Elle veut se cacher dans les ombres ? Très bien, Ezhekiel en fera leur manteau. Il note au passage le regard enjôleur et reconnait là une performance, un brin maladroite, à laquelle il se joint avec amusement en s'inclinant légèrement et susurrant :
« Avec plaisir, ma dame. »
Quelques pas derrière elle, fumant sagement, la main dans la poche de son costume. Il aurait dû prendre son manteau de cuir avant de sortir, l'air ici est moins chauffé par les Illusions. Sur le chemin, silencieux, le Maître des Rumeurs se plaît à réfléchir aux ragots sur leur promenade mystérieuse qu'il pourra enflammer et enjoliver : Ezhekiel, le premier à réussir l'impossible et courtiser Sigrid, la fleuriste de glace. L'accroche est bonne et un sourire vient ourler le coin de ses lèvres. Enfin, elle parle, jugeant sûrement être à l'abris des regards et des oreilles indiscrètes - il n'en serait pas certains à sa place, les Illusions sont légions ici, à l'Ambassade plus encore. Mais il ne dit rien et la laisse parler, enregistrant soigneusement chacun de ses mots avec son habituel sourire en coin. Un haussement d'épaules en réponse et il jette la cigarette dans un buisson qui ne prendra bien évidemment pas feu.
« Je n'ai pour l'instant aucun intérêt à découvrir le pourquoi et le comment. Je préfère discuter de nos convictions et pensées sur le bien fondé de ces rumeurs ; c'est très à la mode vous savez. »
Et il s'allume une autre cigarette sans un regard vers Sigrid, augmentant son aura de nonchalance désinvolte. Bien qu'il ait parfaitement remarqué les frissons de froid parcourant le corps de la Dragonne, Ezhekiel reste silencieux à ce sujet et garde précieusement la petite veste de costume qui le couvre. Il a déjà assez froid et il n'est pas connu pour son sens du sacrifice - à moins qu'on le paye très cher et les beaux yeux de Sigrid ne valent pas temps.
Ezhekiel traîne. Il joue avec sa cigarette. En rallume une. La fumée l’enveloppe, le protège comme un cocon, comme l’aura de désinvolture qui l’accompagne partout. Subrepticement, Sigrid se demande ce qu’il faudrait pour faire craquer cette carapace. Elle est sans doute plus épaisse encore que la sienne.
- Je n'ai pour l'instant aucun intérêt à découvrir le pourquoi et le comment. Je préfère discuter de nos convictions et pensées sur le bien fondé de ces rumeurs ; c'est très à la mode vous savez.
Se sentant joueuse, l’espace d’un instant, elle s’approche. Se saisit de la cigarette qu’il vient de retirer de ses propres lèvres pour exhaler. La porte aux siennes.
La bouffée est âcre. Sigrid fume peu. Les fleurs n’apprécient pas. Mais la sensation du tabac qui s’enflamme dans ses veines est libératrice, tout comme le jeu qu’elle joue ce soir. Après des années à être droite et sage, elle mérite bien un peu de détente. Personne au Pôle ne viendra lui reprocher.
Personne, à part ses parents.
Elle chasse l’idée d’un revers de la main, la cigarette toujours pincée entre ses doigts. Laisse ses yeux vagabonder sur le paysage fabriqué pièce par pièce. Illusion par illusion. Puis, avec un regard sondeur, elle revient à son compagnon de marche :
- N’est-il pour autant pas difficile de juger du bien fondé sans être sûr de ce en quoi les rumeurs consistent ? demande-t-elle.
Puis, avec un sourire presque las, elle ajoute :
- Pas besoin de répondre, je me doute que ce n’est pas une situation à laquelle vous vous retrouvez souvent confronté. Je suis prête à mettre ma main à couper que vous en savez plus que moi sur la situation cette fois encore.
Elle en serait presque déçue, autrement.
Une nouvelle volte. Sa nervosité revient. Sigrid l’étrangle. La fait captive. Réaffirme ses manières de dame, et tend sa cigarette, encore rougeoyante, au maître des rumeurs.
- Tant qu’il y a quelqu’un à l’Ambassade pour m’acheter des bouquets, savoir qui il est m’est bien égal, dit-elle finalement avec un haussement d’épaules.
Demi-vérité. Demi-mensonge. Rien, à la Citacielle, n’est jamais ni tout blanc, ni tout noir. Un entre-deux perpétuel, qu’il faut apprendre à naviguer.
Un mouvement proche lui fait relever les yeux. Elle est là, tout près de lui et son sourire et joueur alors que le siens vacille sous le coup de la surprise. L'on pourrait croire qu'il la laisse faire par nonchalance, par jeu, mais c'est plutôt la stupéfaction de la scène qui le laisse sans voix et sans geste. Bien sûr, vu de l'extérieur, Ezhekiel reste fidèle à lui même, à quelques détails près comme ses lèvres restées entrouvertes, son sourire pâli, ses doigts suspendus dans le vide et ses yeux bleus intensément fixés sur la fleuriste joueuse et allumeuse. Alors que la fumé franchit les lèvres roses et délicieuses, un feu puissant de désir s'allume dans le regard masculin; impossible de le rater. Les fumeuses l'excitent au plus haut point. Mais lorsque Sigrid le regarde de nouveau, le feu a été maîtrisé et la contenance retrouvée. Mains dans les poches et sourire narquois sont de nouveau dégainés. Le Maître des Rumeurs sait, bien sûr. Peu de choses au final, mais sûrement plus que le commun des mortels. La cigarette revient entre les doigts de son propriétaire, le bout rougeoyant illumine ses yeux bleus d'un éclat chthonien. Il écoute le pieux et prudent mensonge en aspirant une bouffée qui lui brûle et réchauffe l'intérieur.
« Le genre de pensée que je comprends tout à fait. »
Lui qui travaille pour des enflures de premières autant que des bons samaritains - si seulement cela existe vraiment au Pôle - il avait pour credo de ne pas regarder l'origine mais seulement la gain à la clé.
« Mais je suis curieux, comment avez-vous eu vent la première fois de ces rumeurs quelques peu sordides ? »
Toujours vérifier la source des info et ragots, même si pour une fois, il n'en était pas l'origine - et cela le vexerait presque si il n'était pas aussi excité par la recherche du ou des responsables.
Son masque est bien en place. Impossible de deviner son embarras lorsqu’elle aperçoit Ezhekiel porter ses lèvres là où les siennes se sont posées seulement quelques secondes plus tôt. Pas une lueur de rouge sur ses joues. Mais son cœur, bien caché au fond de sa poitrine, battant la mesure.
Elle relève la tête à sa question. Le maître des rumeurs est définitivement au travail. La pêche aux réponses ne sera malheureusement pas très fructueuse pour lui, ce soir.
Sigrid hausse les épaules, secoue sa main d’un mouvement vague.
- N’avez-vous pas remarqué les affichettes qui couvrent les murs ? Elles ont atteint jusqu’à la Jetée Promenade. Et je ne suis pas aveugle, sourit-elle.
Elle avance, son regard tantôt fixé sur son compagnon, tantôt sur le paysage alentours. Les bruits de la fête se sont tus. La clarté, la sérénité lui reviennent, progressivement. Et avec elles, elle perd une part de l’effervescence du moment. Pas tout, cependant. Il semble que la joute bonne enfant à laquelle elle se livre avec Ezhekiel lui permette de respirer un peu plus facilement.
Mais elle sait qu’au moindre faux pas, elle risque gros.
- Je me demande de quels crimes elles peuvent bien parler, murmure-t-elle, plus pour elle-même.
Il ne lui livrera pas ses secrets. Pas sans une compensation bien plus avantageuse que sa perte. Et Sigrid ne possède rien qui pourrait valoir tant pour lui. Ou, si c’est le cas, elle n’en a pas conscience.
Ezhekiel. Charismatique. Vain. Secret. Malgré sa nonchalance affichée, Sigrid peut voir les engrenages tourner derrière ses yeux hypnotiques. Chaque conversation enregistrée dans son esprit de Chroniqueur, chaque information méticuleusement décortiquée, pour pouvoir resservir plus tard.
Quel portrait a-t-il donc dressé d’elle, dans son esprit ?
Celui d’une fleuriste insipide ? D’une ingénue bien trop facile à manipuler ? Ou autre chose encore ?
- Mais ne nous appesantissons pas trop sur ma personne. Je ne suis qu’une fleuriste bien ennuyeuse. Votre avis sur la question, sur ces rumeurs, me semble bien plus pertinent !
Il ne peut pas fuir éternellement. Pas contourner encore et encore. Il faudra bien qu’un jour ou l’autre, le maître des rumeurs réponde aux questions qu’il a lui-même posées.
Il est presque déçu, mais après tout elle n'est qu'une petite fleuriste talentueuse. Il ne relève donc pas l'importance que représentent les sources et coche simplement dans son Palais Mémoriel "affichettes". Effectivement, la chasse aurait pu être plus intéressante si Sigrid avait entendu d'autres personnes en parler, le Chroniqueur aurait pu ainsi remonter le courant des rumeurs en chemin. Mais non, tant pis. Il se contente d'un sourire affable, de façade. Et ils reprennent leur balade aux airs innocents. Cette fois côte à côte, la fumée les caressant tout deux. Ce n'est qu'un chuchotement mais le Maître des Rumeurs a un talent tout particulier pour écouter ce que charrie le vent et que l'on ne voudrait pas être entendu. Il ne répond pas pour autant à l'interrogation, se contentant d'un sourire satisfait de celui qui sait des choses que les autres non. Petit plaisir simple mais fort agréable. Enfin, elle contre-attaque. Il s'impatientait presque. La réponse fuse, parfaitement aiguisée dans sa gaine de désinvolture :
« Pas d'opinion. »
Un haussement de sourcils légèrement moqueur et une moue presque désolée. Désolé que la joute se termine si vite. Bien qu'il commence à saisir le tempérament de la fleuriste de glace : elle ne va pas renoncer si facilement. Mais Ezhekiel se sait déjà gagnant : personne n'arrache d'informations du Maître des Rumeurs sans qu'il ne l'ait décidé. Son avis est une information. Précieuse. Bien qu'à dire vrai, sa neutralité soit devenue si forte et présente dans sa vie, qu'il en est réellement venu à ne rien penser de toute cette situation.
« J'apprécie bien plus parler de votre personne, que je trouve d'ailleurs parfaitement passionnante et délicieuse. Navré de devoir vous contredire ma chère. »
Ezhekiel ne serait pas fidèle à lui-même sans ce genre de badinage aux allures innocents.
C’est trop facile. Trop grossier. Pendant un instant, Sigrid se déteste d’avoir révélé ne serait-ce qu’un soupçon de ses pensées à l’homme, tandis qu’il ne la trouve même pas digne de plus qu’un mensonge sans camouflage.
Elle aimerait pouvoir craquer la surface du masque d’Ezhekiel, plonger ses mains jusqu’aux coudes dans le tourbillon qui lui sert d’esprit, qui se reflète juste là, sur son front. S’il aime à décortiquer l’information, elle voudrait pouvoir comprendre ce qui se trame dans la manufacture bien huilée qui se cache derrière ses yeux.
Mais il a déjà détourné la conversation. La complimente. Met fin à leur joute verbale de la plus abrupte des façons.
Sigrid se sent comme humiliée, d’un coup. Elle ne vaut pas mieux que des mots doux. Pas mieux qu’un peu de sucre pour saupoudrer la nonchalance. Alors elle plaque sur ses lèvres un sourire. Mimique l’expression d’Ezhekiel.
- La passion, mon cher, j’ai peur que vous en manquiez, lâche-t-elle finalement, presque lasse.
Elle continue son chemin. Hésite à s’arrêter un instant. Se retourner, peut-être. Elle sait que ce serait une erreur.
Un rire, grave, dans les fourrés. Une voix qui lèche le long de son échine. Se saisit de sa poitrine. La comprime.
Un gouffre, béant, s’ouvre sous ses pieds. Sigrid est paralysée. Seuls ses yeux bougent. Trouvent ce qu’ils cherchent, au milieu des arbres.
Il ne la regarde pas, évidemment. Ne sait même pas qu’elle est là. Trop occupé à rire, trop enivré aussi. Déposant des baisers au creux d’un cou paré d’une peau de Bête.
Son père est là.
L’information ne parvient pas à se matérialiser dans son esprit. Elle semble cogner, encore et encore, contre le mur de sa conscience. Son père ne vient pas aux soirées mondaines. Plus depuis des années. Et pourtant c’est bien lui. C’est sa carrure. C’est sa voix caverneuse. Ce sont ses mains tatouées et calleuses, dont la peau de Sigrid ne se souvient que trop bien, des années après.
Sa peau, dont les poils des hérissent. Sa peau, sur laquelle elle sent ses griffes couler, sans aucun contrôle. La peur est viscérale. La réaction l’est plus encore. Un mécanisme de défense sans failles. Un mécanisme qu’elle arrête au dernier moment.
Elle reste ainsi, figée. Les yeux rivés sur la personne qui l’a le plus blessée, autant mentalement que physiquement. Qui l’a brisée. Les yeux rivés sur son père.
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