Un éclat, juste un instant, dans le gris acier : colère ? Frustration ? C'est trop vite disparu dans la glace du regard pour qu'il l'identifie. Mais la réponse fuse, acérée sous un air nonchalant : l'effet miroir est saisissant et touche sa cible. Ou presque. Car Ezhekiel n'est effectivement pas un homme de passion. Le seul feu qui brûle véritablement est dans son esprit, à l'endroit de sa curiosité maladive ; mais ce n'est pas une passion. Il porte une main à son cœur, comme un homme touché et baisse humblement la tête, comme vaincu et désolé alors que la fleuriste glaciale et sans pitié continue sa route sans un regard en arrière. Une énième bouffée de fumée lui cache Sigrid figée qu'il manque de percuter. Cette fois ce n'est pas une lueur dans ses yeux acier mais toute une tempête. Véritable cataclysme intérieur qui ne fait pas même frissonner la gangue du corps, taillé par les années au Pôle, mais dont Ezhekiel reconnait des échos familiers ; sans pouvoir les identifier clairement dans toute cette violente intensité. Le regard azur suit : la Dragonne identifiée mère glousse dans les bras d'un Dragon - père ou amant - les deux enivrés d'alcool. L'occasion de creuser est trop belle mais le Maître des Rumeurs sait se montrer fin. Il observe d'abord, cherchant le visage de l'homme dans son Palais Mémoriel : Plamen, tendances violentes et colériques, comme le reste de son clan ; n'a pas été aperçu en public depuis dix ans. La femme s'appelle Snezana et ne présente aucun intérêt ni particularité ; c'est une simple Dragonne, bestiale et hautaine. Les yeux du Chroniqueurs se reportent sur la Dragonne aux doigts fleuris, notent le frissonnement de sa peau laiteuse, la respiration erratique et l'intensité du regard qu'elle porte sur son père. Bien différent de celui porté sur sa mère plus tôt dans la soirée. Oui, Ezhekiel reconnait ce regard, il l'a aperçu un nombre incalculable de fois dans les miroirs du manoir familial, alors qu'il était recroquevillés par terre, tentant de s'abriter des poings, des pieds et de la rage aveugle de son propre père. Ça remue, à l'intérieur de sa poitrine, son estomac se serre, sa cigarette a fini de se consumer entre ses doigts. Il hésite un instant, poussé par des années de pratique, d'automatismes, à créer une confrontation afin d'en tirer le plus possible. Mais ça serre, fort, ça se tord à l'intérieur. Les lèvres pincées il lâche son mégot et enroule le bras de Sigrid autour du siens avant de glisser à son oreille :
« Ils ne méritent pas votre attention, Sigrid. Partons. »
C'est susurré, doux mais sans miel. Presque tendre. Son autre main recouvre celle de la Dragonne posée sur son bras.
Un contact, contre sa peau. Un frisson. Sigrid sent une main se passer autour de son bras dénudé, entend comme en échos, comme des mots murmurés sous l’eau, qu’on lui parle.
Qui est-ce ? Que lui arrive-t-il ?
Le rire de son père. La pression contre son bras.
Sigrid se dégage, violemment, le contact envoyant des frissons tout le long de ses bras. Elle fait volte-face, assaillie de part en part par le passé. Ou est-ce le présent ? Tout se brouille dans son esprit. Tout se débat. Comme elle.
Ses griffes lèchent sa peau, et se propulsent. Cherchent à repousser l’assaillant, à repousser celui qui a osé poser la main sur elle, osé marquer sa peau. Mais une petite voix à l’arrière de son crâne hurle. Une petite voix se meurt.
Elle rouvre les yeux. Le visage en face du sien n’est pas celui tant haï. Le visage devant elle est celui d’Ezhekiel.
Comme soudainement plongée dans l’eau glaciale – un rite dont elle ne garde pas de bons souvenirs – Sigrid prend une grande inspiration. Retrouve la maîtrise de son corps et de ses sens. Elle ramène ses griffes contre elle en un instant, domptant la Bête d’un coup de fouet, l’enchaînant dans les creux de son corps, de ses tatouages. Elle n’a perdu le contrôle qu’une seconde. Assez, pourtant, pour faire des dégâts.
Alors elle relève vers Ezhekiel un regard chancelant. Incertain. Il a voulu l’aider. La tirer de sa torpeur. Elle en serait presque agréablement surprise, presque touchée, si la culpabilité ne tordait pas ses entrailles au point qu’elle en a presque le souffle coupé.
- Je suis absolument navrée.
Les mots ne sont qu’un murmure. Sa voix brisée. Ses mains tremblantes. En partie à cause de sa rencontre avec un passé qui la hante, mais en partie, aussi, parce qu’elle redoute les conséquences de son aveuglément.
Car même si sa petite voix lui chuchote qu’elle ne cesse de servir des informations alléchantes au maître des rumeurs comme sur un plateau, il n’y a qu’une question qui tourne dans sa tête. L’a-t-elle blessé ?
Le geste est brusque, violent. Ezhekiel sursaute devant l'hystérie du corps mais ce n'est comparé à ce qui suit. Son corps tout entier se fige, comme un rat pris dans la lumière d'une bougie, alors qu'il sent le monstre se dresser de toute son effroyable hauteur. Le Chroniqueur se rue dans son Palais Mémoriel où les Griffes lancent l'assaut. Il a beau être plus rapide, claquer toute les portes de son esprit - de son sanctuaire, le seul que l'on ne lui ait pas encore violé - il a beau fuir dans la réalité, reculer face à la Dragonne : celle-ci enfonce sauvagement toutes les entrées, faisant résonner une douleur aiguë sous le crâne de l'assailli. Et alors qu'il se recroqueville dans son Palais Mémoriel comme dans les jardins de l'Ambassade, résigné à se faire lacérer. Les Griffes refluent, aussi soudainement qu'elles ont jailli. Et le silence résonne dans les immenses salles de son Palais. Et le silence s'abat dans les jardins. La migraine a disparu, elle aussi, tout aussi brusquement que le reste. Tout cela n'aura duré qu'une seconde. Mais une seconde de pure violence sauvage. Ezhekiel retire les mains de son crâne, lentement, et relève la tête, tout aussi lentement, avant de planter un regard dur dans celui vacillant de son agresseur. L'amertume, la colère, la haine, la déception tourbillonne dans le bleu. Se laisser attendrir et voilà le résultat. Son Palais inviolé désormais souillé. Le goût amer de la trahison inonde sa bouche où aucun sourire n'étire les lèvres. Les excuses ne valent rien, mais la voix brisée, les mains tremblantes et le regard fuyant de Sigrid, eux, satisfont le Maître des Rumeurs. On le dit peu rancunier, mais c'est qu'il ne venge jamais directement, comment lui imputer les représailles alors ? Voir la hautaine et glaciale fleuriste aussi misérable est, en soi, un début de dédommagement. Ezhekiel se redresse, et bien qu'il soit plus petit que la Dragonne, en cet instant il paraît la dominer. Fier, digne et glacial :
« Vous êtes bien comme eux, finalement. »
Ça claque, ça tranche, avec une lame enduite d'un mépris et d'un dégoût mortels. Un regard vers le couple parental aussi pathétiques et misérables que leur fille. Aussi bestiale et hautaine que le reste de son Clan ; indigne de toucher de si belles et fragiles choses que les fleurs. Les mains dans les poches, le Maître des Rumeurs se détourne et lance :
« Seules des bêtes peuvent chasser des Bêtes, cela tombe sous le sens après tout. »
Il y met toute sa déception et l'amertume de la trahison. Ce n'est plus du miel mais bien du venin qui coule de ses lèvres ourlées.
« Et vous m'avez l'air d'une Bête... Particulièrement sauvage. »
Il n'oubliera jamais la hauteur des Griffes devant les portes de son Palais Mémoriel. Il n'oubliera jamais la violence avec laquelle elles ont défoncé son sanctuaire. Le Chroniqueur n'oublie jamais.
- Seules des bêtes peuvent chasser des Bêtes, cela tombe sous le sens après tout.
Les mots sont acerbes. Ils tranchent, ils blessent, plus sûrement tout geste ne le pourrait. Ezhekiel est tendu. Il se détourne. Il s’en va.
Sigrid a passé des années à se débattre. Des années enchaînée, des années torturée, des années menacée, encore et encore. Elle se débat toujours aujourd’hui. Elle combat sa nature, son rôle, les valeurs qui lui ont été inculquées. Combat la personne que l’on attend qu’elle soit, combat les attentes de la société, dans l’ombre, minute après minute, heure après heure, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois. Ses progrès sont minimes. Insignifiants.
Et les mots d’Ezhekiel la ramènent droit au cœur de son enfance. Droit à la personne qu’elle hait le plus, plus encore que son père. Droit à elle-même.
Les tremblements se sont étendus à tout son corps. Elle lance un regard fugace, derrière elle. Meurtrier. En direction de la famille qui a ruiné sa vie, et qui l’a ruinée, elle.
Puis elle ravale sa fierté. Ce n’est pas une mince affaire. Tout ce qu’on lui a inculqué, tout ce que le Pôle est, tout ce qui fait la Citacielle l’enserre de ses griffes, bien plus acérées que les siennes ne le seront jamais. Elle en a le souffle coupé. Une boule dans la gorge. Et pourtant elle se force à parler.
- Ezhekiel.
Sa voix est plus calme qu’elle ne le pensait possible. C’est la première fois qu’elle l’appelle par son prénom, ce soir. La première fois depuis leur première rencontre, sans doute. Elle ne s’en souvient plus. Et les souvenirs comme ses émotions ne sont plus qu’un tourbillon indicible dans son esprit. Frappant à ses tempes. Demandant à ce qu’on les libère. A ce que la souffrance cesse.
Elle n’attend pas de savoir s’il se retournera. Elle se courbe. Se penche en avant, si bas qu’elle en finit presque à l’horizontale. Ses longs cheveux lui cachent partiellement la vue, et étouffent les sons des alentours. Il ne reste qu’elle, et les larmes qui pointent au creux de ses yeux. Qu’elle se refuse à libérer.
Humiliant. Au plus profond d’elle-même, c’est le mot qui tourne en boucle, dans la voix d’outre-tombe de sa mère qui la tance, qui la houspille. Elle s’en sèvre, avec violence. Cette voix, elle l’a assez écoutée. Et si elle doit s’humilier, si demain tout le Clair-de-Lune, ou pire, toute l’Arche en vient à se moquer d’elle, à la trouver faible, alors il en sera ainsi. Elle a déjà accordé trop d’importance à sa réputation jusqu’ici. Et le feu qui grouille en elle n’a pas dit son dernier mot.
Alors elle maintient sa courbette. Elle se fait vulnérable comme elle ne l’a jamais été. Devant Ezhekiel, le Maître des Rumeurs en personne. Elle n’aurait sans doute pas pu choisir pire interlocuteur. Peut-être est-ce le goût du risque qui la pousse, finalement.
Mais elle a ressenti quelque chose, ce soir. Une étincelle, entre eux, avant que le chaos ne s’insinue dans les interstices et joue de sa main de maître, comme il sait si bien y faire. Et Sigrid est curieuse. Elle aimerait savoir où cette étincelle peut mener. Cela n’arrivera jamais, si elle ne répare pas ses torts.
Elle est maladroite. Elle ne sait pas comment faire. Alors elle donne de tout ce qui a vraiment de la valeur, ici haut. Elle donne de sa personne. Elle donne de son image. Elle fait fi des convenances.
- Je tiens à réitérer encore une fois mes plus plates excuses, dit-elle, la voix vacillante.
Elle ne sait pas où aller. Que dire. Tout son monde semble être soudain à l’envers, pas simplement physiquement, mais aussi mentalement.
- Votre contact m’a prise de court. Disons simplement que je ne suis pas habituée à un toucher délicat, encore moins dans de telles circonstances. Vous avez fait les frais de mes démons, et je m’en excuse encore.
Elle reprend son souffle. Elle tremble toujours. Dans sa position, elle n’a pas moyen de savoir si Ezhekiel est toujours là. S’il l’écoute. Pourtant, elle continue. Dans une expiration.
- J’accepterai que vous me blâmiez pour cela, mais je souhaite faire amende honorable. Me racheter, si c’est ce que vous souhaitez.
Une compensation. Elle ne l’offre pas clairement. Sait qu’Ezhekiel sauterait sur l’occasion comme un prédateur sur une proie, et si Sigrid a accepté de remettre son image en question, elle refuse cependant de se laisser marcher sur les pieds, d’écraser sa dignité et le peu d’amour propre qu’il lui reste, là, bien caché.
Et parce que là, tout au fond de sa poitrine, elle sent quelque chose s’allumer, en présence du Maître des Rumeurs. Des flammes qui lèchent ses os, qui illuminent son regard. Une possibilité. Quelque chose de plus que la simple relation de services, froide et calculée, qu’ils ont depuis quelques mois.
Apparemment, les parents de Sigrid ne l’ont toujours pas drainée de tout son combat. Il reste quelque chose, juste là. Une étincelle. Une étoile dans la nuit noire. Prête à brûler, à briller, si on lui en laisse la chance.
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