Palais Mémoriel — Babelienne Sans-Pouvoir.
Histoire banale.
Babelienne fatiguée de l'inégalité.
Histoire habituelle.
Babelienne curieuse de la vie et du monde part en voyage.
Histoire pas si surprenante.
Babelienne au rêve d'écrivaine parcourt les Arches.
Histoire intéressante.
Babelienne amoureuse du Pôle et d'un de ses habitant.
Histoire d'amour.
Babelienne établie et mère d'un petit garçon.
Histoire de famille.
Chroniqueur sans envergure.
Histoire banale.
Chroniqueur cloîtré devant les portes de la Cour.
Histoire habituelle.
Chroniqueur amer et aigri cherche à entrer.
Histoire pas si surprenante.
Chroniqueur rencontre une babelienne pour lui ouvrir la Cours.
Histoire intéressante.
Chroniqueur amoureux et comblé par sa babelienne
Histoire d'amour.
Chroniqueur père d'un petit garçon plein des espoirs et fantasmes de son géniteur.
Histoire de famille.
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Ça crie, ça rit, ça s'intéresse à tout et tous, les yeux bleus grands ouvert sur les beautés et merveilles du Pôle. La petite main glissée dans celle de sa mère ; blanc et brun en joli contraste. Il a les yeux de son père mais ils brillent de la curiosité de Babel.
Les sourires illuminent les visages parentaux, la légèreté et l'insouciance les nimbent. C'est ce qu'il croit de son petit rang d'enfant heureux dans une famille unie. Mais quand il regarde ce souvenir maintenant, il voit la tension dans le corps de son père, les coups d’œil inquiets de sa mère. La menace de la Cour est présente, toujours, écrasante et menaçante.
Qu'il était innocent alors.
Mais heureux aussi, tellement.
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Les grands discutent et il écoute, caché dans un coin. Ils parlent de Charline, pestant et crachant sur cette Invisibles plus fouineuse qu'un rat. Ils la maudissent d'avoir révélé la tromperie d'un des garçons présents. Et alors qu'ils promettent de se venger d'elle et de son don d'Invisible, le petit garçon qui les espionne ne peut s'empêcher d'admirer Charline la fouine. Il rêvait alors de possédait son don, bien plus utile pour espionner les grands que sa Mémoire. Mais l'adulte qui regarde ce souvenir est bien heureux de son don et de l'utilisation parcimonieuse qu'il en fait. La Mutilation de Charline a été une bonne leçon de discrétion et de modestie.
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Il courtise Mona, des fleurs à la main et des jolis mots aux lèvres, mais elle est déjà promise à un grand avenir : favorite de Farouk. Dans ses yeux d'adolescent brille l'admiration sans borne mais dans ses yeux d'adulte qui regardent cette scène n'est visible que le dégoût et la pitié pour cette fille qui a depuis offert sa vie et son corps à cet Être inhumain qu'est l'Esprit de Famille. Une misérable prostituée. Mais un sourire flotte sur ses lèvres ourlées en contemplant cette scène : il repère déjà les prémices de celui qu'il deviendra. Le sourire charmeur, les belles paroles et l'intérêt pour les plus belles et intéressantes choses.
C'est grâce à Mona finalement qu'il s'est intéressé à la Cour, peut-être devrait-il lui en être reconnaissant finalement.
Mais c'est aussi le début de la fin.
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Les rires et les discussions se noient dans le ruissellement de boissons délicieuses et de perles hors de prix ornant les atours des femmes. Le ballet incessant et parfaitement mesuré des domestiques naviguant au milieu des corps rythme la soirée fastueuse.
Il se laisse emporter dans l'euphorie et le grandiose du moment, vole de bras en bras, distillant son miel et son charme mais oubliant presque d'ouvrir grand ses oreilles et ses yeux. C'est sa première fois à la Cour, il est perdu et euphorique.
Le yeux qui contemplent ce souvenir, eux, notent un nombre incalculable d'informations croustillantes. Mais il a déjà repassé plusieurs fois cette scène en revu au fil des années, en tirant le maximum d'informations possibles. Ce n'est pas cela qu'il cherche aujourd'hui.
C'est juste un peu plus tard.
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C'est là, au retour de la grande fête.
Grisé par l'alcool et la chair il ne voit pas la silhouette dans le fauteuil. C'est sa voix qui le fait sursauter, la voix de son père l'attendant dans le noir.
Menaçant, plein d'amertume et de jalousie. Mais il ne l'avait pas compris à cette époque, bien trop emprunt des images d'un père aimant.
Mais maintenant il sait, il reconnaît l'ambition dévorant son père, cette ambition qui n'a jamais été récompensée, faisant naître rancœur et cruauté.
Il l'entend désormais, en revoyant la scène, ce que son père voulait réellement dire au milieu de ses mots apparemment innocents :
"tu m'as volé ma place, ingrat. Tu es indigne de cet honneur, de ce prestige, donne le moi. RENDS LE MOI !"Mais il n'a rien perçu de tout ça alors.
Et il n'a pas vu la suite venir.
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La ceinture, les cris, les gémissements. Sa mère implore et cri quand la ceinture se tourne vers elle, menaçante. Le sang goutte sur le joli sol de leur manoir. La ceinture a mordu dans la chair de ses bras, de son ventre et de ses épaules lorsqu'il a tenté de se protéger. Son visage lui, ce sont des poings qui l'ont ravagé : fermant son œil sous une immonde fleur violette, ouvrant et gonflant sa lèvre, faisant ruisseler le sang de son nez et de son arcade sourcilière.
L’œil observateur déteste cette vision de lui-même : faible et misérable. Il déteste voir son père écumant de rage aigre et sa mère tremblante de peur pour elle et son fils.
C'était la première fois, mais pas la dernière, oh non.
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Une ruelle sombre, dénuée d'Illusion. Des silhouettes miséreuses prêtes à tout pour un peu de quelque chose ; n'importe quoi, pour eux qui n'ont rien. Des murmures qu'il écoute, des complots utopistes qu'il épie, des marchandises et des poignets de mains échangées. Les rubis écarlates d'un sablier accroche les rayons de la faible lumière et le marché est conclu.
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Le faste des fêtes de la Cour, des discussions à l'apparence anodines et hérissées de piques aussi mortels qu'invisibles. Lui, simple silhouette se fondant au milieu de tous, écoutant, souriant quand un regard se pose sur lui, quelques paroles mesurées et calculées lorsqu'il le faut. Mais surtout les oreilles et les yeux grands ouverts. Une poignée de mains cordiale avec l'Ambassadeur, un sourire narquois devant les regards envieux et méfiants.
Ils ont raison de se méfier, il vient d'engager un des meilleurs assassins pour le compte d'un Narcotique.
L'Observateur passe rapidement sur ces scènes qu'il connaît déjà par cœur. Toutes racontent la même histoire : celle d'un jeune homme sachant se rendre indispensable dans les affaires des Grands et de miséreux sans aucune distinction. Un jeune homme au réseau que l'on dit plus grand que celui de la Toile et plus diversifié encore. Un jeune homme sur qui courent un grand nombre de rumeurs - dont il est parfois l'instigateur - comme celle qu'il peut obtenir tout ce que l'on désire du moment qu'on a de quoi le payer ou celle disant qu'il connaîtrait tous les chemins et emplacements des Portes de la Citacielle.
L'histoire d'un jeune homme en quête constante d'enrichissement personnel mais sans aucun intérêt pour le respect et encore moins la gloire ; préférant jouir de son rayonnement dans le monde des ombres. L'histoire bien connue de ce jeune homme qui pourrait - dit-on - vendre sa propre mère sans état d'âme. Bien que l'Observateur ne dément cette rumeur, il la sait totalement fausse. En revanche ce jeune homme peut effectivement marchander tout et tout le monde : acceptant monnaie, sabliers, informations, secrets et bons plans en guise de paiement. Sans aucune ambition autre que celle d'amasser des informations pour le simple plaisir de les avoir. Un jeune Chroniqueur au sang-mêlé très peu puissant qui ne jouit que d'une mémoire phénoménale et d'une capacité moyenne à fouiller la mémoire de ses victimes sans aucune possibilité d'y interférer. Mais c'est aussi l'histoire d'un jeune homme effrayé par la Mutilation et l'Esprit de Famille qu'il évite avec soin, n'y trouvant aucun intérêt à l'exception d'un danger imprévisible qu'il n'y a aucune utilité à braver.
Un jeune homme dont l'histoire aurait dû se terminer depuis longtemps; à fourrer son nez ainsi dans les secrets et complots de tous. Mais ce jeune homme a une puissance qui lui est propre : l'information. Difficile de coincer quelqu'un au courant de tout, toujours une longueur d'avance et difficile à coincer. Et puis ses services manqueraient cruellement à la Cours comme aux autres, tout comme les sourires narquois lorsque ses nombreux détracteurs font appel à lui. L'Observateur sourit un instant en se disant que peut-être que cela ne leur manquerait peut-être pas finalement. Un jeune homme inspiré par Kathel, fameuse espionne dans le milieu, qu'il admire et respecte tout en essayant de ne pas marcher sur les plate-bandes : la concurrence n'est jamais bonne pour les affaires.
L'histoire de ce jeune homme est aussi pleine de femmes mais jamais d'amour. Il n'a à ce jour qu'un seul véritable amour : sa mère. Mais si une femme doit un jour prendre la place dans son cœur volage, ce sera une Reine pour lui, sa Reine. Digne d'être aux côtés du Roi des Ombres et des Rumeurs.
L'Observateur continue sa route dans le Palais qu'est sa mémoire, cherchant quelque chose en particulier. Un souvenir qu'il chérit autant qu'il hait.
Ah, là.
◘◘◘
Sa mère, un sac sur le dos et une ecchymose fleurissant sur sa joue. Elle hésite, elle regrette déjà cette décision, mais il a insisté, il a tout organisé. Elle doit partir, se mettre à l'abris, continuer son rêve d'écrivaine du monde. Et lui alors ? Il a déjà répondu à cette question, des milliers de fois. Lui il n'est pas comme elle et puis quelqu'un doit rester s'occuper du paternel. L’œil observateur sait que c'est un mensonge pour rassurer sa mère et il sait qu'il le savait déjà à l'époque. C'était il n'y a pas si longtemps, finalement, qu'elle a pris le Dirigeable. Le regard bleu du présent se pose sur une lettre de sa mère, une par mois depuis son départ. Avec son départ, elle avait emporté la seule faiblesse de son fils, le seul moyen de pression possible : elle. Maintenant que sa mère est partie, il peut travailler sans peur ni état d'âme. Son père ? Si un complot peut lui ôter la vie cela lui ôtera une épine du pied. Car il a promis, il a promis sur le quais du Dirigeable, de s'occuper de son père. Une fois par semaine il se rend au manoir familial, prendre des nouvelles de l'homme rongé. Il arrive rarement à éviter les coups de poings et de ceinture mais jamais, jamais il n'a réussi à se défendre. Faible, si misérable face à ce père perdu…
L'Observateur quitte son Palais Mémoriel, la boule au ventre.
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Ezhekiel enfile son manteau de cuir grossier par dessus son costume, inspecte son visage douloureux où aucune ecchymose ne passe à travers l'Illusion, puis sort dans les rues des beaux quartiers.
Il a rendez-vous avec l'Ambassadeur pour une affaire de rumeur contrariante dont il n'est, pour une fois, pas l'instigateur.